lundi 12 août 2013

COEUR , VAISSEAUX ET COCAINE



■ Introduction

Isolée en 1859, anesthésique local depuis 1884, psychostimulant présent dans le Coca-Cola® jusqu’en 1903, attachée à la figure emblématique de Sigmund Freud, la cocaïne n’est plus guère à nos yeux qu’un toxique. Elle trouve actuellement une expansion sans précédent en France, sur les espaces de consommation urbains et festifs. L’autre fait nouveau, c’est la montée rapide du crack, forme fumée de la cocaïne. Point pratique pour le soignant, la consommation de cocaïne appelle l’adjonction de toxiques dits régulateurs : tabac, opiacés, alcool, cannabis. En effet, l’utilisation de ces derniers a une finalité anxiolytique, visant à antagoniser les désagréables effets de la « descente ». Les effets cardiovasculaires de la cocaïne, quasi ignorés du temps où l’usage était confiné à des cercles fermés, deviennent une réalité clinique tangible : devant une urgence cardiologique, l’item étiologique « cocaïne » doit aujourd’hui être coché.

Epidemiologie

Elle est de connaissance indirecte, par enquetes dans certaines populations, ou par le travail d'observatoires comme l'Observatoire francais des drogues et toxicomanies (OFDT). Largement diffusee en milieu urbain, la cocaine gagne depuis deux decennies, par le jeu de plusieurs facteurs. La cocaine a ete associee a une image rassurante de luxe, en milieu á branche â, loin de la rue, sans gros risque, socialement flatteur, image deja revisee par l'extension de la consommation mettant au jour la toxicite. Sa disponibilite augmentant depuis 10 ans, la clientele change : l'achat quitte les espaces feutres d'inities pour la rue, meme si la consommation se fait en lieu clos. Le prix baisse, avec des différences notables entre villes françaises : de 600 F (en 2000), le prix du gramme est tombé à 50 Q (en 2004) et parfois 20 Q. L’organisation de la vente se modifie, attestée par une visibilité du petit trafic dans le domaine public sur la route de l’héroïne, et par la substitution à l’offre d’héroïne de cocaïne. La qualité du produit français est élevée et régulière. Deux nouveaux types de consommateurs sont apparus : les jeunes familiers du cannabis et de l’ecstasy qui suivent une logique d’ascension sociale avec un produit cher et connoté « chic » ; les patients substitués à la méthadone et au Subutex® pour qui la cocaïne est bien distincte de l’opiacé coutumier. Le rapport de l’OFDT conclut : « précédée d’une représentation élogieuse de drogue “maîtrisable et gérable”, la cocaïne s’introduit facilement dans des réseaux sociaux diversifiés ». En France le mode d’utilisation traditionnel par voie muqueuse nasale reste prévalent, le crack, perçu négativement, restant limité aux usagers désocialisés.

“ Point important
L’expansion de la cocaïne en France est favorisée par :
• la méconnaissance de sa toxicité ;
• sa meilleure accessibilité.

Pharmacocinetique

Le chlorhydrate de cocaine, ester de l'acide benzoique, se presente comme une poudre blanche, hydrosoluble, instable au chauffage. L'alcalinisation donne une base, le crack, precipite stable qui peut se fumer, emettant alors des bruits de craquement a l'origine de cette onomatopee. Apres prise nasale, la cocaine est detectee dans le plasma des la troisieme minute, avec un pic plasmatique en 30 a 60 minutes. Fumer entraine un pic quasiment aussi precoce que la voie intraveineuse. La voie veineuse et la muqueuse nasale sont les voies les plus prisees.La repetition des prises (binge) permet de cumuler les doses . La principale voie metabolique de la cocaine met en jeu des esterases plasmatiques et hepatiques donnant l'ecgonine methylester et l'acide benzoique. Une voie metabolique (oxydation hepatique, cytochrome P 450) explique lfinteraction avec les inducteurs enzymatiques. Cette voie est importante qui produit la norcocaine, seul metabolite actif et, par ailleurs, les metabolites toxiques. La toxicite essentiellement hepatique est majoree par le deficit en pseudocholinesterases, la voie oxydative devenant preponderante . Les metabolites sont presents dans les urines 60 heures apres administration. La cocaine est identifiee dans les cheveux plusieurs semaines apres administration, ce qui permet de dater la prise.

Point important
Voies d’administration :
• le chlorhydrate de cocaïne, hydrosoluble, est utilisé en
prise nasale ou par voie intraveineuse ;
• la base, thermostable, est fumée.

Pharmacodynamie

Nous nous limitons aux effets interessant l'appareil cardiovasculaire. Ceux-ci sont responsables de l'essentiel de la toxicite de la cocaine. L’effet anesthésique local est dû à un blocage des canaux sodiques, similaire à celui des antiarythmiques stabilisants de membrane et de sous-classe IA . De plus, il existe également un blocage, à un moindre degré, des canaux potassiques . En outre, la cocaïne présenterait un effet agoniste calcique. La dysfonction systolique est réelle mais généralement masquée par l’activation sympathomimétique, une dysfonction diastolique y est associée . L’action sympathomimétique est due à une augmentation du tonus sympathique central et à l’inhibition de la recapture présynaptique de la noradrénaline et de l’adrénaline périphériques . De plus s’y associe une action parasympatholytique. La présence d’adjuvants associés, visant à potentialiser l’effet drogue, est fréquente ; certains sont hautement toxiques (arsenic, désherbants, organophosphorés, atropine...) 
Enfin, la toxicité propre des psychotropes « régulateurs » associés est à considérer.

Point important

La cocaïne entraîne :
• un blocage des canaux sodiques ;
• une dysfonction ventriculaire gauche mixte ;
• une action sympathomimétique et parasympatholytique.
De plus, la poly-intoxication est habituelle.

Clinique

Les complications cardiovasculaires   sont dominées par la pathologie coronarienne et l’atteinte myocardique.

Ischémie myocardique et syndromes coronaires aigus

L’ischémie est secondaire à une atteinte particulière de la microcirculation, comme le montre la physiopathologie, à laquelle s’associe une tendance spastique et prothrombotique.

Physiopathologie

À l’augmentation des besoins myocardiques en oxygène est associée une vasoconstriction des troncs épicardiques mais aussi et surtout du lit capillaire. Cette vasoconstriction n’est d’ailleurs pas limitée à la localisation coronaire, comme en témoignent une scintigraphie de perfusion faussement positive d’embolie pulmonaire ou certains accidents vasculaires cérébraux ischémiques . Cette vasoconstriction est récurrente (action des métabolites). Celle-ci est levée par un alphabloquant, la phentolamine . Le tabac, associé, réalise une synergie particulièrement délétère, en majorant entre autres l’augmentation des besoins et en réduisant les apports, par vasoconstriction alphamédiée ; c’est également un cofacteur d’athérogenèse en cas de consommation chronique. La libération d’endothéline I est augmentée, celle de NO diminuée, participant à la dysfonction endothéliale. Le spasme coronarien paraît donc fréquent, que ce soit en période de sevrage et alors volontiers silencieux, ou en cas d’infarctus du myocarde (IDM) . L’activité plaquettaire est majorée à la fois directement et indirectement par stimulation alphaadrénergique . L’activité de l’inhibiteur de l’activateur du plasminogène est augmentée, marquant l’hypercoagulabilité . L’expression du facteur tissulaire est favorisée . L’infarctus survient souvent sur des artères angiographiquement saines  . À noter la faible incidence des ruptures de plaques retrouvées par certains à l’origine des thromboses coronaires aiguës . Par ailleurs, l’utilisation chronique de cocaïne pourrait être à l’origine d’une athérosclérose accélérée (quoique cela soit très controversé ), ainsi que d’un épaississement pariétal des coronaires terminales.Enfin, l’hypertrophie ventriculaire gauche (HVG), fréquente, participe à l’ischémie.

“ Point important
La cocaïne génère :
• une dysfonction endothéliale importante ;
• un effet prothrombotique.

Clinique de l’IDM

Typiquement, le patient est jeune (40 ans), de sexe masculin, tabagique sans autre facteur de risque, souvent consommateur régulier . L’association à la prise de cocaïne au minimum de tabac et d’alcool est habituelle (à visée régulatrice). L’infarctus (6 % des douleurs thoraciques ) survient quelles que soient la voie d’administration et la dose, le plus souvent dans l’heure suivant la prise mais parfois de façon différée jusqu’à 24 heures (rôle des métabolites, de l’endothéline), ou lors du sevrage . La séméiologie douloureuse peut être aussi variable qu’au cours de la maladie coronaire athérothrombotique classique.

Paraclinique

L’analyse de l’électrocardiogramme (ECG) est difficile, souvent sans tracé de référence, avec ici des facteurs confondants(repolarisation précoce, HVG, QT long) rendant compte d’une moins bonne précision prédictive . L’échocardiographie transthoracique est donc particulièrement utile. La coronarographie en urgence à finalité de reperfusion myocardique est indiquée en cas de résistance au traitement médical initial. Le coroscanner nous paraît ici n’avoir que pas ou peu d’intérêt car non indiqué dans le cas de la nécessité prévisible d’un geste de revascularisation associé (douleur persistante, élévation du ST, troponine), ainsi qu’en cas de syndrome douloureux sans argument suffisamment important pour vouloir éliminer une coronaropathie (évolution favorable, absence de modification ECG et de mouvement enzymatique). L’IRM, hors logique de revascularisation, présente une très bonne précision diagnostique dans les syndromes coronariens aigus, en rappelant l’existence des myocardites. La scintigraphie myocardique de repos réalisée en urgence, quand cela est réalisable, présente également un bon rendement. Les enzymes musculaires sont souvent augmentées (agitation psychomotrice, rhabdomyolyse), le dosage de la troponine prend donc encore plus de valeur .

Pronostic

L’IDM a une évolution le plus souvent favorable, puisqu’il est non compliqué dans environ deux tiers des cas, en raison de son caractère habituellement assez limité (pic moyen de CK limité à 1900 UI/l et à 180 UI pour les CK-MB) et du terrain . La mortalité hospitalière est inférieure à 2 % . Mais cette population paraît constituer un sous-groupe à haut risque de récidive, avec un tiers de récidive d’infarctus à 4 mois . Pour les syndromes douloureux thoraciques très probablement liés à une ischémie non transmurale, le pronostic cardiologique est également bon, avec la validation d’un protocole autorisant la sortie après une demi-journée d’observation aux urgences en  l’absence de récidive douloureuse, d’anomalie ECG ou d’élévation de la troponine . Là encore, la poursuite du toxique rend compte des complications ultérieures.

Hypertrophie ventriculaire gauche

Elle est fréquente (environ 50 % des cas), concentrique, directement secondaire à la stimulation alpha-adrénergique mais aussi adaptative.

Cardiomyopathie dilatée

Des dysfonctions systoliques aiguës ou chroniques, régionales ou globales, sont habituelles, récemment a même été rapporté un syndrome de Tako-Tsubo. Elles sont favorisées par les myocardites (rôle potentialisant des édulcorants), les sidérations, la cardiomyopathie aux catécholamines et l’apoptose induite par la cocaïne.

Mort subite

Il ne s’agit évidemment pas des morts violentes, fréquentes dans certains sous-groupes (rixes, accident de la voie publique), ni à proprement parler des décès d’origine directement toxique (on rappelle le rôle favorisant des poly-intoxications dans les accidents de surdosage, notamment l’association aux opiacés ou à l’alcool, ce dernier multipliant par 20 le risque de mort subite par production de cocaéthylène particulièrement toxique), mais des accidents fatals principalement cardiovasculaires, sans lien avec la dose ingérée, qui peuvent représenter environ 10 % de la mortalité. En plus de générer un substrat (fibrose, HVG, désorganisation myocardique , myocardite), la cocaïne est arythmogène (classe I) et plus particulièrement dans cette ambiance d’hyperadrénergie et d’ischémie. S’y associent surcharge calcique, inhibition vagale , QT long (d’autant plus qu’il existe un QT long congénital ), postpotentiels précoces et activités déclenchées . La variabilité du QT témoigne de la déstabilisation de la repolarisation. Un bloc auriculoventriculaire complet est également possible .

Autres complications cardiovasculaires

Par ailleurs ont été rapportés des dissections aortiques, paraissant fréquentes (sans particularité propre exceptée l’étiologie) avec là encore une implication de l’apoptose , des hématomes intramuraux , des anévrismes et des dissections coronaires , des thromboses intracardiaques ou vasculaires , des accidents vasculaires cérébraux ischémiques (endothéline) ou hémorragiques, des hémorragies méningées. Les endocardites infectieuses paraissent également plus fréquentes . Enfin, la cocaïne est à l’origine de lésions locales variant selon la voie d’administration (pouvant aller jusqu’à simuler une granulomatose de Wegener lors de prises nasales, ou responsable de lésions microvasculaires pulmonaires chez les fumeurs de crack).

Principes du traitement

La reconnaissance de l’implication de la cocaïne est cruciale, indispensable à l’optimisation du traitement. Les benzodiazépines diminuent le double produit (FC × PAS), la trinitrine a ici une efficacité démontrée contre la vasoconstriction, associées à l’aspirine c’est le traitement de première ligne recommandé par l’American College of Cardiology/ American Heart Association (ACC/AHA). En deuxième intention viennent les inhibiteurs calciques, qui ont également une efficacité démontrée, y compris antiarythmique, mais qui peuvent potentialiser la neurotoxicité de la cocaïne et sont à utiliser après les benzodiazépines, ainsi que la phentolamine, très hypotensive. Les betabloquants sont ici deleteres : ils majorent la vasoconstriction coronarienne, la pression arterielle, diminuent le seuil epileptogene et augmentent la mortalite chez l'animal. Les thrombolytiques, souvent contre-indiques, nfont, de plus, pas montre de benefice ici. On prefere l'angioplastie primaire. Le bicarbonate de sodium est un antidote interessant en cas d'arythmie ventriculaire. La prevention est primordiale avec malheureusement la poursuite de l'intoxication dans 60 % des cas.

Conclusion

Les complications cardiovasculaires propres a la cocaine sont bien documentees. Le developpement rapide de la consommation, largement sorti aujourd'hui de ses terres d'election, incite a faire entrer cette etiologie dans les reflexes cliniques de la cardiologie d'urgence, en particulier quand il s'agit de patient jeune. L'utilisation de ce toxique doit etre alors systematiquement recherchee, notamment lors de syndrome coronaire aigu. Les facteurs concourant au succes de la cocaine, soutenue depuis peu par le crack, la complexite de la circulation des produits, sont difficiles a maitriser. Familieres aux praticiens des Etats-Unis, la semeiologie et la gravite des intoxications aigues et chroniques a la cocaine doivent faire l'objet d'une importation urgente en France. En dehors de l'urgence, le recours a l'expertise toxicologique retrospective, en particulier urinaire, doit etre enseigne.

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